Jacques Villette :

Pour la réhabilitation de Maurice Papon

Friedrich Wilhelm Dohse

Bien que l'histoire de Dohse ne soit pas un point déterminant de l'affaire Papon, nous présentons ce personnage car on ne peut étudier l'histoire de Bordeaux pendant l'occupation sans tomber sur sa trace.

Chômeur, il s'inscrivit au NSDAP1 en 1933 pour pouvoir entrer dans la police. Rapidement, sur concours, il entra dans la police judiciaire. Il s'inscrivit dans la SA en 1934, puis la SS en 1936, par ambition plus que par conviction. Il avait compris, à la prise de pouvoir de Hitler, qu'il était nécessaire de s'inscrire au parti nazi si l'on voulait un avancement rapide.

Il se spécialisa en suite par des stages de formation dans l'Abwehr2, qui avait vocation de former aussi les cadres de toutes les polices d'investigation. Il n'était pas antisémite et ne s'impliqua pas dans les arrestations et déportations de juifs. Il fut d'abord affecté au Danemark, puis au BdS de Paris le 13 juin 1941. Fils d'un professeur de Français de Hambourg, il parlait bien le français. Il fut muté à la GESTAPO six mois plus tard et travailla alors dans les services centraux avec Boemelburg et son adjoint Kieffer qui remplaça Boemelburg en 1944. En particulier, Dohse fit parti du voyage d'inspection en zone occupée et en zone non occupée que firent Boemelburg et Kieffer. La relation de ce voyage prouve que Boemelburg avait des contacts dans tout le sud de la France où il avait travaillé avant la guerre. Dohse servit d'interprète à Kieffer qui ne parlait pas le français. Il fut muté à Bordeaux le 25 janvier 1942 alors qu'il était sous officier. Hagen qui y dirigeait alors la représentation du BDS le reçut mal, mais finit par l'accepter sous la pression de Boemelburg et de Knochen. Dohse, spécialiste des questions de police, prouva rapidement son efficacité, et Hans Luther le confirma au commandement effectif de la section IV du KDS, la Gestapo -- alors que le chef en titre était un officier administrateur -- avec des officiers sous ses ordres. Hans Luther, par ordre de service, établit que toute personne arrêtée devait être interrogée en premier par Dohse. Cela créa des problèmes et explique qu'il ne portait pratiquement jamais l'uniforme3, se mettant ainsi dans la position d'un spécialiste ne dirigeant que des secrétaires, et conseillant les autres membres qui étaient officiers. Dohse était sous lieutenant lorsqu'il quitta Bordeaux le 28 août 1944, et fut muté à Dantzig puis au Danemark où il fut arrêté par l'armée anglaise. Il demanda alors plusieurs fois son transfert à Bordeaux pour y être jugé, et écrivit même au général commandant la région militaire. Il fut emprisonné au Fort de Hâ le 24 juin 1947.

Nous avons de nombreuses sources d'information sur lui, en particulier les pièces de son procès qui se tint à Bordeaux le 5 mai 1953, où il fut condamné à 7 ans de prison et immédiatement libéré. Elles sont toutes importantes pour les historiens qui s'intéressent à l'histoire de Bordeaux sous l'occupation car Dohse fut au centre de nombreuses affaires particulièrement dramatiques comme l'affaire Grandclément, celle de son remplaçant Camplan qui fut exécuté par des personnes qui ne furent jamais identifiées, et le voyage à Alger du professeur Joubert et du colonel Thinnières, qui avaient pour mission d'assurer le contact avec le Général de Gaulle, pour valider le concept de "maquis officiels" qui auraient eu pour objectif de combattre les communistes à la Libération. Le général de Gaulle les fit arrêter. Nous citons :

  1. La déposition de Hans Luther, chef du KDS, reçue par le commissaire Reillac, datée du 9 mai 1947 ;

  2. L'interrogatoire de Dohse daté du 28 juillet 1948 ;

  3. Sa lettre du 18-10 1948 au capitaine Stienne, juge d'instruction, en vue de son procès ;

  4. Le relation de son procès dans le journal SUD OUEST (28 avril au 5 mai 1953) ;

  5. L'interview par l'historien Michel Bergèsen 1985. La transcription comportent 45 pages très denses ;

  6. L'interview d'Helmut Knochen par Hubert de Beaufort en 2001. 

Extraits de la déposition de Hans Luther reçue par le commissaire Reillac, le 9 mai 1947, au sujet de Dohse.

Hans Luther, pour poser le problème, décrit l'organisation du KDS qu'il commandait, et celle des autres polices qui opéraient à Bordeaux. Ce document de 24 pages est donc particulièrement intéressant.

Sur la personnalité de DOHSE :

page 9 : "Dohse était le policier ayant les fonctions les plus importantes, et, bien qu'il eut un grade inférieur à certains de ses subordonnés, il commandait la section IV sans qu'il soit gêné par le fait que certains de ses hommes lui soient supérieurs au point de vue du grade.

page 10Homme d'une intelligence incontestable, il était particulièrement psychologue, et cela, en lui donnant une parfaite maîtrise de lui-même, permettait qu'il eût une réelle influence sur ses subordonnés. De plus, il montrait un réel esprit de camaraderie, et cela l'aidait à se faire estimer de ceux qui travaillaient avec lui. Comme il aimait un peu à faire la fête en compagnie de ses collaborateurs, cela le faisait aimer davantage de ceux qui travaillaient dans sa section.

Les seules frictions qu'il y a eu, soit avec les autres chefs de section, soit avec ses subordonnés venaient du fait qu'il était autoritaire. Il semblait qu'il prenne pour une nécessité de commander et de dominer qui était avec lui. C'est ainsi qu'il a essayé de me dominer, comme il l'a fait par la suite avec son chef direct JOHN."

Sur la réputation de la gestapo :

page 11 : "Le service de DOHSE était connu pour d'autres raisons :la plupart des personnes arrêtées par les services de policiers déjà cités plus haut étaient dirigées sur notre section IV et étaient interrogées par les subordonnés de DOHSE ou par DOHSE lui-même.

Enfin, et avec notre accord, la gestapo, service de DOHSE, était présentée au public comme la bête noire, le croquemitaine avec lequel on fait peur aux enfants. Dans cet ordre d'idée, la propagande faite par la radio anglaise nous a beaucoup servi, pour nous faire connaître, car, elle parlait toujours de la gestapo et jamais de la Sicherheitspolizei, ou des services policiers dont j'ai déjà parlé."

Remarque : Ce qu'a dit Luther explique pourquoi les anciens résistants de la région et les historiens locaux ont été fascinés par la personnalité très particulière de Dohse, mais il ne faut pas oublier que les autres services allemands de contre espionnage : l'Abwehr, qui était commandée par Gartner, et les service de renseignement de la Kriegsmarine, ont été aussi particulièrement actifs et efficaces. Ils mirent à très rude épreuve les réseaux de Résistance orientés vers le renseignement comme la CND, la Confrérie Notre Dame du colonel Rémy, et le réseau Alliance qui était commandé par Marie Madeleine Fourcade. Ces services allemands avaient affaire à des résistants souvent plus âgés, plus déterminés et plus difficiles de retourner plusieurs agents du SOE ont avalé leur pilule de cyanure) que certains résistants trop jeunes des maquis, ou simplement réfractaires au STO. Ils avaient des méthodes plus cruelles que celles de Dohse.

Son interrogatoire daté du 28 juillet 1948 par le capitaine Stienne

La lecture de ce document très dense de 47 pages laisse perplexe. Il montre que Dohse était un personnage particulièrement ambigu ou retors. C'est dans ce document que l'on trouve son appréciation sur Maurice Papon qui est souvent citée :

page 43 : J'ai également connu le secrétaire général du Préfet Régional SABATIER, Maurice Papon, qui avait surtout des relations avec la section VI. Ce fonctionnaire qui entretenait de bons rapports avec nous était suffisamment habile pour ne pas se compromettre."

Il faut remettre cette phrase dans son contexte. Dohse explique que sa seule préoccupation était de rendre la guerre plus humaine. Il se vante d'avoir fait libérer de nombreux Résistants, ce qui est vrai, mais il inclut parmi eux ceux qu'il avait réussi à convaincre de travailler pour lui, comme Grandclément, qui lui a permis de récupérer 40 tonnes d'armes parachutées par les Anglais, ou comme le policier Giret qui a été exécuté après la guerre pour trahison. Il se vante donc d'avoir fait libérer ceux qui lui ont permis d'anéantir le réseau de l'O.C.M. de la Gironde. Cependant, lorsque la Wehrmacht faisait des battues dans la forêt des Landes pour y retrouver les réfractaires du STO, il intervenait pour leur éviter la déportation dans les camps de concentration "nuit et brouillard", et leur faisait signer un engagement de travail en Allemagne, souvent sur la demande des parents qui lui en étaient reconnaissants.

Sa lettre au Capitaine Stienne, en charge de l'instruction pour son procès

Dans cette lettre, Dohse revendique :
- d'avoir relaxé 250 résistants et d'avoir évité l'arrestation de 150 en échange de la livraison des 40 tonnes d'armes de l'OCM ;

Les reportages de son procès dans le journal Sud Ouest4

Le commandeur Luther, Friedrich Dohse et Anton Enzelberger furent jugés ensemble, ainsi que quelques accusés absents. Ce procès fut suivi attentivement à cause de la gravité des accusations portant sur les exécutions d'otages et les déportations de juifs, et de la réputation sulfureuse de Dohse : ce fut une surprise pour les bordelais. En effet, pas un seul témoin n'accusa Dohse ou Luther de torture. Il s'averra que Enzelberger était une brute qui tabassait parfois, mais qui avait parfois de bonnes réactions, ce qui atténua sa condamnation. La grande surprise vint du témoignage du commandant Duboué, résistant incontestable qui avait été arrêté après une bataille rangée dans sa maison de Lestiac, après un combat où sa femme fut blessée. Dohse promit que si les résistants se rendaient, ils seraient traités en soldat. Il est prouvé que Dohse alla à Paris défendre sa promesse. Madame Duboué fut soignée et survécut. Le commandant et sa fille furent envoyés en camp de concentration mais survécurent. Au procès, le commandant déclara que Dohse s'était conduit en soldat et regretta seulement qu'ils ne furent pas dans le même camp. Dohse, dans son interview par Michel Bergès, prétendit qu'il en pleura d'émotion : Duboué, sa femme blessée, sa fille et lui-même en concentration, et il défendit son adversaire. Il est certain que cette déposition atténua la sentence. Comme tous les accusés présents étaient en prison depuis 8 ans, et condamnés respectivement à 5, 7 et 4 ans, Luther, Dohse et Enzelberger furent libérés.

Dohse, en 1995, a déclaré dans son interview par Michel Bergès qu'il n'avait jamais parlé à Maurice Papon. Quand à Maurice Papon, il dit avoir été interrogé par un adjoint de Luther : "le fameux Dohse", alors que cet adjoint de Luther était Nährich qui, entre autres fonctions, était en charge du contrôle des fonctionnaires français(section VI). Beaucoup ont pensé que Dohse avait été l'adjoint de Luther parce qu'il a été jugé en même temps que Luther. Ce document comporte de nombreuses affirmations fausses, mais il n'est pas facile de déterminer s'il s'agit d'erreurs ou de mensonges destinés à influencer ses juges.

Le Mythe Dohse

La guerre porte à des jugements simplistes qui ne permettent pas de saisir la personnalité aussi ambiguë que celle de Friedrich Dohse. Pour lui, rien n'était plus éloigné du mental d'un bon policier que celui d'un militaire. Il était antimilitariste et méprisait tout ce qui portait un uniforme. Son rêve était de créer après la guerre une société d'importation en Allemagne de champagne et de cognac.

Il vivait dans le besoin de dominer intellectuellement son entourage, ce qui énervait Hans Luther, mais ce dernier reconnaissait que Dohse avait un sens aiguë de la psychologie des jeunes qui s'engageaient, parfois à le légère, dans la Résistance. On a vu que Luther prit rapidement la décision que tous les jeunes qui étaient arrêtés devaient être interrogés, en premier, par Dohse qui sélectionnait ceux qui étaient susceptibles d'être retournés. Ensuite d'autres officiers SS les prenaient en charge, et malheur à ceux qui étaient interrogés par le responsable en titre de la lutte contre les maquis : Künesch, un nazi de la première heure, tortionnaire, qui se suicida en 1945 pour ne pas tomber aux mains des Alliés.

Dohse comprit dès le début de 1943 que l'Allemagne ne gagnerait pas la guerre et que les nazis auraient de graves ennuis. Mais après la guerre, son orgueil le perdit car il crut qu'il pourrait aller se défendre devant la justice française, alors que s'il était resté en Allemagne, ou s'il avait accepté de travailler pour les services secrets français ou américain, il ne serait resté que quelques mois en prison. Les résistants de Bordeaux, surtout les communistes étaient trop prévenus contre lui : il était devenu un véritable mythe, et il resta en prison jusqu'à son procès en 1953.

Le simple fait qu'il soit toujours en civil lui conférait aux yeux des Résistants une importance qu'il n'avait pas, et qui lui faisait attribuer un grade élevé. Par exemple, E. H. Cookridge dans / "Missions spéciales"qui a écrit en suivant les souvenirs de Roger Landes, attribue à Dohse le grade de capitaine (Hauptstrumführer, page 159) lorsqu'il n'était qu'adjudant (Hauptscharführer), et de commandant (Strumbannführer, page 185) lorsqu'il n'était que sous lieutenant (unterstrumführer), alors qu'il attribut le Grade de sous lieutenant à Künesch qui était en fait lieutenant. Au procès de Maurice Papon, Jacques Delarue qualifia Dohse d'adjoint capitaine Luther, commandeur du KDS, alors que c'était le capitaine Närich qui tenait cette fonction et qui commandait la section VI en charge des relations avec l'administration française. Dohse a raconté que Maurice Papon a été convoqué au SD à une époque où son bureau n'était plus dans la villa occupée par le SD. A l'automne 43, Dohse perdit beaucoup de son autorité car il fut coiffé par le commandant John, un nazi convaincu qui avait des capacités de policier, et quand Luther démissionna fin octobre 1943, il fut remplacé par le commandant Machule, lui aussi nazi convaincu. Machule donnait souvent raison à Künesch qui était partisan de la déportation des jeunes résistants. Maurice Papon a soutenu qu'il avait été convoqué au KDS et reçu par Dohse, mais il est plus vraisemblable qu'il a été reçu par le capitaine Närich ou par le commandant John.

Ce mythe a persisté, et de nombreux résistants de Bordeaux, qui n'ont pas toujours lu ce qui a été écrit après le dépouillement des archives allemandes et le procès de Bordeaux d'avril 1953, ont conservé l'image d'un Dohse diabolique. Il est vrai que ses méthodes d'intoxication des milieux résistants ont fait des ravages : il y eut des vagues d'arrestations qui ont décimé l'OCM, et les Résistants de la Gironde se sont entretués plus qu'

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1. Parti nazi
2. Abwehr, service de renseignement et de contre espionnage de la Wehrmacht.
3. Knochen a raconté que, passant par Bordeaux en fin 1942, après l'invasion du sud, en allant au fort du Pourtalet pour y chercher les hommes politiques français qui y étaient emprisonnés (Paul Raynaud, ), il demanda que Dohse se présenta à lui, pour lui remettre sa nomination au grade de sous-lieutenant. Dohse se présenta en civil. Knochen se mit en colère, mais lui remit néanmoins sa nomination qui était importante, étant donné les fonctions que Dohse assurait. Plus tard, en mars 44, Knochen, à nouveau de passage à Bordeaux, voulut remettre une décoration à Dohse. Ce dernier se présenta en uniforme... mais avec son uniforme de sous officier : il avait négligé de se procurer un uniforme d'officier. Nouvelle colère de Knochen qui exigea que Dohse le suive à Paris, d'où il ne revint qu'après s'être présenté à Knochen en uniforme d'officier. Il était toujours sous lieutenant à la fin de la guerre. Cette petite histoire prouve bien que Dohse n'était que très rarement en uniforme.
4 - Le procès commença le mardi 28 avril 1953 et la sentence fut prononcée le Mardi 5 mai. Il faut demander des copies au journal car le microfilm de la BNF à Paris est inutilisable.