Jacques Villette :

Pour la réhabilitation de Maurice Papon


Note dictée par le Préfet Sabatier

Préfecture Régionale

       Bordeaux

Le 10 janvier 1944


Arrestation de Juifs français sur l’ordre des Autorités allemandes

    Le 10 janvier, à 12 h 30, l’intendant de Police est invité à faire prendre au service de la Police allemande de sûreté, au Bouscat, "des instructions importantes et urgentes "1.

    La note ci-jointe, en allemand2, lui est rapportée, qui prescrit l’arrestation de Juifs du département, à partir de ce soir, à 20 heures.

    Prévenu à 13 h 15, le préfet régional convoque l’intendant de Police pour 14 h 30.

    Il l’invite à se rendre immédiatement auprès des services allemands pour leur demander de surseoir à l’arrestation, au moins jusqu’à réception d’instructions du Gouvernement français.

    L’intendant de Police devra appuyer sa demande sur les motifs suivants :

a) L’opération demandée est une opération d’envergure, débordant le cadre des actions policières laissées, par la direction générale de la Police nationale, à l’initiative des intendants de Police.

b) Elle est en contradiction avec les dispositions du protocole Oberg, qui ne prévoit de collaboration entre les deux Polices que dans la lutte contre les anarchistes, les terroristes et, en général, pour le maintien de l’ordre et de la sécurité publique.

c) Dans ces conditions, elle ne saurait, en tout état de cause, être exécutée que par la Police allemande elle-même.

d) Elle va jeter un trouble considérable dans cette région où, jusqu’à ce jour, l’ordre a régné, et amener la population, très nerveuse en les circonstances actuelles, à jeter, sur la Police française et sur le Gouvernement, un discrédit certain. Cette population ne comprendra pas.

e) En tout cas, elle ne saurait être effectuée sans accord formel du Gouvernement français.

    Dans le même temps, il est demandé, d’une part, au délégué du ministère de l’Intérieur, à Paris, par l’intendant de Police ; d’autre part, au directeur général de la Police nationale, à Vichy, par le secrétaire général de la préfecture ; enfin, à M. Lemoine, secrétaire d’État à l’Intérieur, par le préfet régional, d’intervenir pour éviter l’opération en cause3.

    On répond à l’intendant de Police, à 15 h 45, du cabinet de M. Darnand " qu’on va examiner la question et rappeler ".

    M. Parmentier4 répond, par ailleurs, à M. Papon, à 16 h, en lui demandant s’il s’agit bien de Juifs français. Il s’étonne du court délai laissé et de l’intervention de la Police française dans cette opération. Il promet de rappeler pour donner des instructions, après s’être lui-même couvert.

    M. Lemoine répond, enfin, au préfet régional, à 16 h 30, en indiquant qu’il estime, aussi, qu’il s’agit d’une question de Gouvernement ; qu’il va rendre compte au président Laval et rappellera.

    De retour du Bouscat, l’intendant de Police rend compte que le commandeur Machule est malade ; le capitaine Nahrich, en permission ; qu’il n’a pu voir M. Mayer, mais seulement M. Bœrde.

    Celui-ci a appelé son attention sur sa responsabilité au cas où l’opération ne serait pas déclenchée à l’heure prévue5.

    Dès ce compte rendu, le préfet régional, accompagné du directeur de son cabinet, se rend, à 18 h 30, auprès des Autorités allemandes. Il est reçu par MM. Mayer et Bœrde. Un interprète allemand, M. Feinkopft, est présent

    M. Fredou, contrôleur général de la Police, s’y trouve également, continuant la discussion entamée par l’intendant de Police.

    Le préfet régional, reprenant les arguments déjà exposés, précise que la Police française ne peut être mise en demeure par les services de Police allemande, d’arrêter des Juifs. Il indique qu’une déportation de Juifs est assimilable à un prélèvement d’otages ; que ceci est formellement contraire aux accords strictement limitatifs passés entre les Autorités supérieures françaises et allemandes, et qu’il se refuse à laisser la Police française exécuter de telles instructions.

    Il y a mauvaise interprétation du protocole Oberg, répond M. Mayer, car il ne s’agit pas d’une déportation, mais d’un internement. Le préfet régional prend acte de cette déclaration, en soulignant qu’elle est contradictoire avec les ordres écrits qui ont été remis à l’intendant de Police. M. Mayer s’en tient à ce qui est dit.

    Sur quoi, M. le Préfet Régional lui demande des précisions sur les buts de l’opération. M. Mayer ne cache pas qu’il y a la plus grande urgence à retrouver le Grand Rabbin qui, en fuite depuis une quinzaine de jours, doit se cacher, à Bordeaux, chez un de ses coreligionnaires. Il ajoute que l’opération ne doit pas être conduite seulement par la Police française, et que la Police allemande en assume la plus grande part, suivant possibilité de ses effectifs.

    M. Mayer indique, par ailleurs, que d’une communication téléphonique qui vient de lui être transmise de Paris, M. Darnand est d’accord pour qu’il soit procédé à l’arrestation6.

    Le préfet régional répond que la question a été posée au ministre de l’Intérieur, et que celui-ci en a saisi le chef du Gouvernement. Il ne pourra donc que s’en tenir à la décision du chef du Gouvernement7.

    Entre-temps, à 19 heures, une communication téléphonique du directeur du cabinet de M. Darnand, à Paris, faisait savoir "Il s’agit d’une question de Gouvernement. La conduite à suivre vous sera précisée demain. " Il est signalé que les arrestations sont prescrites pour ce soir-même, à 20 h. Le directeur du cabinet de M. Darnand fait savoir qu’il rappellera un peu plus tard, après avoir pris contact avec le chef du Gouvernement.

    A 19 h 15, M. Lemoine, secrétaire d’État à l’Intérieur, téléphone pour faire connaître qu’il a saisi le chef du Gouvernement et que celui-ci se met en rapport avec le général Oberg. Il convient de surseoir aux arrestations jusqu’à ce qu’intervienne sa décision.

    Ces deux communications, transmises au directeur du cabinet par le chef de cabinet, sont portées à la connaissance des Autorités allemandes. M. Mayer, par le canal de l’interprète, répond au préfet régional qu’il sera tenu pour responsable de l’inexécution des instructions allemandes.

    Le préfet régional prend congé en confirmant nettement sa position. Sur ces entrefaites, arrive le capitaine Nahrich, adjoint au commandeur Machule. Il est en tenue de voyage, rentre de permission, et n’est pas au courant.

    Il se fait expliquer l’opération par M. Mayer, et, devant la position prise par l’administration française, consent à surseoir jusqu’à 21 h, pour permettre la réception des instructions du Gouvernement français.

    Retour du Bouscat, à 20 h 10, le préfet régional convoque l’intendant de Police et le contrôleur général Frédou, et leur confirme qu’il n’autorise pas la Police française à effectuer l’opération réclamée8.

    A 20 h 25, le chef du Gouvernement téléphone. Il indique que la question est importante, mais que l’opération a déjà été effectuée ailleurs; il se fait donner quelques indications complémentaires, passe le téléphone à M. Darnand qui fait connaître que le président et lui vont aviser, après s’être mis en rapport avec M. de Brinon9.

    A 21 h 05, M. Darnand téléphone, de la part du chef du Gouvernement, pour dire que les démarches effectuées auprès des Autorités supérieures allemandes n’ont pas abouti ; qu’il s’agit d’un ordre formel de celles-ci, et qu’il convient de n’en pas différer davantage l’exécution, étant donné que l’opération devra être réalisée en tout état de cause.

    L’intendant de Police, le secrétaire général de la préfecture, le directeur du cabinet et le contrôleur général de la Police Frédou étaient présents lors de ces deux communications.

    MM. Duchon et Frédou prennent acte de l’ordre communiqué, pour en assurer l’exécution10.

Remarques :

    Cette note a été dictée par le Préfet régional Maurice Sabatier, après que les opérations d'arrestation aient commencé, alors que les responsables français étaient restés dans la nuit à la préfecture. Etaient présents :

  • le Directeur de cabinet, Jean Chapel
  • le Colonel Duchon, Intendant de police,
  • le Contrôleur général de la police Fredou,
  • le secrétaire général de la Gironde Maurice Papon,

Le préfet régional a demandé aux présents de signer la note qu'il avait dictée sous leur controle. Elle a donc été signée par les cinq personnes présentes.

  Elle a été lue lors du procès par le président de la cour, le 4 février 1998.

Notes :
1 - Comme pour toutes les opérations de police, les ordres sont donnés par les SS directement à la police.
2 - La note en Allemand n'a pas été retrouvée. Personne n'a pu dire qui a traduit la note en français ci-dessous. Elle a été tapée sur un papier uni, sans aucune marque. Elle a été lue au procès par le Président.
3 -  Ce sont de véritables appels au secours émis vers toutes les autorités supérieures.
4 -  Parmentier était le Directeur de la Police nationale à Vichy, sous les ordres de Darnand.
5 -  Boerde, sous officier, se permet de rappeler au Colonel Duchon que c'est lui qui a reçu l'ordre.
6 -  Mayer sait déjà que Darnand a donné son accord. On pourrait même penser que c'est lui qui a initialisé l'opération pour "mouiller" la préfecture régionale qui a toujours refusé d'adhérer aux idéaux de Vichy.
7 -  Rappelons qu'il n'y a pas, à proprement parlé, de Ministre de L'Intérieur, Laval cumulant cette fonction avec celle de chef du Gouvernement.
8 -  On saisit l'ambiguïté : Sabatier agit comme si la police devait lui obéir, alors que les SS estiment que la police est sous leurs ordres, et ce sont eux les plus forts.
9 - De Brinon était ministre délégué auprès des autorités allemandes. Lui et Darnand furent fusillés à la Libération.
10 -  In fine, la chaîne hiérarchique est respectée : Darnand donne l'ordre à la Police.

Conclusion : 
Quelle est la responsabilité de Maurice Papon dans tout cela ? Il reste que la Préfecture a gagné une heure, ce qui a permis à quelques policiers de faire prévenir des familles juives.
A la question du Président : Pourquoi cette note ? Monsieur Papon répondit : pour l'Histoire. Au Procureur général qui lui reprochait cette réponse, Monsieur Papon répondit : La preuve que c'est un document d'histoire, c'est qu'il sert à ce procès soi-disant historique !

Instructions relatives à l’exécution d’une action contre les Juifs

1° L’action commence ce soir, 10.1.1944, en un seul coup à 20 heures et sera poursuivie jusqu’à l’achèvement des arrestations.

2° Il y a lieu de saisir tous les Juifs restant encore, sans considération d’âge. Uniquement dans le cas de maladie (non transportable), il y a lieu de s’abstenir de l’arrestation. De telles personnes restant seules sont à envoyer au prochain hôpital (Police française).

Les gens qui jouent les malades et qui, vraisemblablement, ne le sont pas doivent être transportés dans une couverture et placés dans la voiture.

Quitter les logements comme ils ont été trouvés. Fermer les portes et placer les scellés. Les animaux domestiques (chats, chiens, etc.) sont à remettre aux voisins ou à mettre devant la porte. Marquer les clefs et les remettre complètes au SD Bordeaux IV J ou les faire parvenir.

3° Les bagages des Juifs à arrêter est à limiter au minimum. Vêtements d’hiver (couverture de laine) et articles d’usage journalier peuvent être emportés. On devra s’assurer d’un certain nombre de seaux. Usage pour satisfaire aux besoins d’aisance pendant le transport dans un train de marchandise spécial.

4° Argent, devises et objets de valeur doivent être laissés aux Juifs.

5° Pour les Français vivant en mariage mixte (femme ou homme juif), la capacité de travail doit exister, dans la négative, s’abstenir d’arrestation. Procéder strictement !

6° Les personnes arrêtées doivent être cantonnées ensemble. Les Autorités françaises sont à rendre responsables du ravitaillement.

7° Mercredi un train spécial sera prêt pour le transport des arrêtés à destination de Drancy.

On conviendra encore avec Libourne du moment où toutes les personnes devront être conduites au chemin de fer pour embarquement dans les wagons. Si des camions ne sont pas disponibles, les services français compétents devront être sollicités. Pendant l’arrêt dans la gare de Libourne, un détachement de sûreté (avec mitraillettes) devra être fourni.

8° Il y a lieu de répondre à toute intervention de la part des Services français, qu’il s’agit de mesures de sûreté générales. Les demandes de renseignements écrites sont à transmettre, en principe, au chef de la Police de sûreté, Paris IV B.

9° Toutes les personnes participant à l’action doivent observer la plus grande vigilance, afin que des incidents soient évités.

10° D’importance particulière

Toute unité participant à l’action doit établir une liste contenant tous les Juifs arrêtés. Elle doit contenir nom, prénoms, date et lieu de naissance, nationalité, situation de famille.

A établir en trois exemplaires. Remise après achèvement de l’action au chef de convoi du train spécial ou SD Bordeaux S.S.-Unterscharfûhrer Mayer.

11° Depuis quelque temps, le rabbin de Bordeaux Cohen est en fuite. Il se tient encore à Bordeaux. Il est vraisemblablement réfugié auprès d’une famille juive quelconque.

Arrestation dans tous les cas nécessaire.

Signalement :

Age: environ 65 ans, taille moyenne, trapu, porte habit noir, particulièrement caractéristique une barbe blanche en collier.

Pour Bordeaux :

Incarcération à la caserne Boudet ou à la synagogue, 213, rue Sainte-Catherine, suivant situation des logements, afin d’éviter la perte de temps.

Ce dernier document est donc la traduction des instructions allemandes, mais le procès n'a pas permis de savoir qui avait traduit le document allemand.