© Hubert de Beaufort, Paris 2001
Son interview constitue un document exceptionnel, car J.Ph Larrose fut à la fois un témoin privilégié de l’occupation bordelaise et de la politique allemande à Paris.
Son Curriculum Vitæ est surprenant :
- Professeur d’allemand à l’Université de Bordeaux de 1939 à 1945.
- Interprète-négociateur du Rectorat auprès de la Kommandantur, entre 1940 et 1944.
- Correspondant du maire de Bordeaux, Adrien Marquet, auprès des autorités allemandes.
- Condisciple d’université d’Helmut Knochen, (chef du BdS), à Göttingen en 1932.
Les enregistrements vidéo ont été assurés par Thomas Goldet
Hubert de Beaufort
" Monsieur Larrose, parlez nous d’abord de votre séjour à Göttingen comme Assistant de Français en 1932 et 1933. Séjour durant lequel vous avez fait connaissance d’Helmut Knochen (qui fut le chef des polices allemandes en France entre 1942 et 1944) ".
J. PH Larrose
" J’avais terminé mes études supérieures et je préparais l’agrégation d’allemand. je suis alors nommé Assistant à la célèbre université de Göttingen où enseignaient cinq prix Nobel en exercice. Je suis donc chargé des cours de Français et j’enseigne à une quarantaine d’étudiants. Parmi eux se trouve un élève très attentif : Helmut Knochen qui étudie l’anglais comme première langue et le français comme seconde langue ".
H de B
" Un événement que l’on peut déjà estimer dramatique et prémonitoire va vous rapprocher de Knochen ".
J. PH Larrose
" En effet, Hitler est arrivé au pouvoir en 1933 et la persécution des juifs commence par l’autodafé des ouvrages juifs, socialistes et communistes. Des milliers de livres sont brûlés sur la grande place de la ville. Je contemple horrifié ce désastre et vers le soir j’aperçois Knochen qui était de garde devant le brasier. Je m’approche et lui demande l’autorisation de sauver un ouvrage. Il acquiesce et cherche avec moi sous les cendres : je prends un livre seulement un peu roussi que j’emporte avec moi. Notre amitié date de cet événement. J’ai longtemps conservé cet ouvrage avant de la confier au musée de la Résistance et de la Déportation de Besançon ".
Quelques jours plus tard, je suis prévenu que la police allemande va venir m’arrêter et je rentre précipitamment en France. C’est grâce à l’ambassadeur François-Poncet et par l’intermédiaire de la valise diplomatique que je récupérerais mes affaires ".
H de B
" Vous êtes de nouveau en France et vous coupez toutes vos relations avec l’Allemagne. Après votre agrégation, vous êtes nommé à l’Université de Bordeaux comme professeur d’allemand, et la guerre arrive. C’est ensuite la défaite, l’armistice, l’occupation et les drames commencent ".
J. PH Larrose
" Quatre ans d’horreur pour les Bordelais. Pour moi le drame commence lorsque cinq étudiants de l’université sont condamnés à mort pour avoir tracé des graffitis anti-allemands sur nos murs. Je vais en avertir le maire, Monsieur Marquet, pour qu’il tente une démarche auprès de la Kommandantur. Il me reçoit, je lui expose les faits et par hasard je vois un journal ouvert sur son bureau ; sur ce journal une photo des dignitaires allemands en France. Parmi eux je reconnais mon ancien étudiant Knochen, qui est devenu chef des polices allemandes en France.
Marquet n’hésite pas une seconde : "nous partons demain à Paris voir Knochen".
Le lendemain sa voiture nous conduit avenue Foch au siège de l’Etat major du BdS.
Accueil chaleureux de Knochen qui reprend le style des rapports que nous avions à Göttingen. Il me demande ensuite ce qui m’amène à Paris avec le maire de Bordeaux. Je lui explique que cinq de mes étudiants ont commis une bêtise et qu’ils vont être fusillés. Knochen demande alors à son Etat-major de se renseigner et un moment plus tard m’annonce que mes élèves ne seront pas exécutés.
Ils seront emprisonnés en Allemagne : deux d’entre eux décèderont et les trois autres reviendront après la guerre à Bordeaux ".
H de B
"Knochen a donc montré une certaine indulgence, vous reprenez contact avec lui et quelques jours plus tard vous êtes invité à déjeuner".
J. PH Larrose
" Il m’emmène dans une auberge, (je crois que c’était le Coq hardi à Bougival), et je fais connaissance du général Oberg : la conversation se passe en allemand et nous n’abordons pas les problèmes politiques. Nous parlons philosophie et littérature".
H de B
"Quels étaient les rapports de Knochen et d’Oberg ? "
J. PH Larrose
" Ils m’ont semblé détendus et confiants ".
H de B
" Knochen fait alors savoir à ses services et au KdS de Bordeaux que vous êtes un ami d’université et qu’il ne faut pas vous inquiéter ".
J. PH Larrose
" Tout le monde savait que j’étais protégé par Knochen, ce qui m’a permis d’intervenir souvent en faveur de mes compatriotes. Ce fut aussi le cas en Août 194,4 au moment de la Libération pour éviter la destruction du port de la ville ".
H de B
"Marquet vous demandera à plusieurs reprises d’intervenir auprès de Knochen".
J. PH Larrose
" C’est exact, je l’ai même accompagné pour l’affaire Herriot. Marquet demandait qu’il ne soit pas déporté en Allemagne et Knochen a fini par accepter ".
H de B
" Quels étaient les rapports entre Marquet et Laval ? "
J. PH Larrose
" Apparemment en désaccord. Certes ils se tutoyaient, ils n’avaient qu’un an d’écart et avaient été ministres dans le même gouvernement, mais j’ai assisté à une conversation au cours de laquelle Marquet reprochait à Laval d’être trop conciliant avec les Allemands ".
H de B
" Quel était la personnalité de Marquet ? "
J. PH Larrose
" C’était un homme qui avait de la prestance et de l’autorité, il s’exprimait avec aisance et fut longtemps respecté par les Allemands, du moins au début de l’Occupation. Il eut donc une certaine influence, mais plus la guerre avançait, plus l’occupant se durcissait et l’influence de Marquet s’est délitée ".
H de B
" Ses rapports avec la préfecture ? "
J. PH Larrose
" Les rapports étaient convenables sinon chaleureux. Fonctionnellement il semble qu’il n’y ait pas eu de blocages ".
H de B
" Venons en maintenant aux rapports avec les Allemands. Avec la Kommandantur les rapports semblaient corrects, mais le vrai pouvoir se situe ailleurs : au KdS du Bouscat, à la Gestapo et enfin auprès de son chef Friedrich Dohse. C’est Dohse le vrai maître de Bordeaux : il achète, il déporte, il fusille ".
J. PH Larrose
" C’est vrai. Dohse était très intelligent, de la prestance, aimable, parlant parfaitement le français, mais une détermination germanique redoutable… avec toujours un poignard dans le dos ".
H de B
" Moi ce qui me frappe, c’est le portrait qu’en trace Pierre Saufrignon, le policier résistant, déporté à Neuengamme, avec qui j’ai eu plusieurs entretiens. Le 10 Mai 1944, le chef de la Gestapo, (Dohse), est sur le quai de la gare pour contrôler le départ du convoi de déportés politiques vers Neuengamme :
" En grand uniforme SS, une paire de gants gris à la main, il, (Dohse), contrôle le départ de 600 prisonniers politiques qui sont encadrés par ses collaborateurs français, dont le dénommé Lespine… qui a fait rentrer Saufrignon dans la Résistance ".
" On se doit aussi de rappeler le caractère impitoyable de ce Dohse qui a préparé les 70 exécutions de Septembre 1942 avec Boemelburg et qui a probablement organisé les 48 fusillades de 1944 ".
J. PH Larrose
" Je me souviens de cet épisode sinistre. Je vois encore le médecin chef de la Kommandantur qui pleurait dans son bureau. Je lui demande :
" Pourquoi pleurez-vous ? "
Il me répond : " On vient de fusiller 50 otages, C’est affreux, c’est épouvantable ".
Par contre, j’ai pu sauver le concierge de l’Université de Médecine qui allait, lui aussi, être fusillé, car il avait été trouvé en possession d’un fusil de chasse. Il a malheureusement été déporté mais il est revenu après la guerre. Cette découverte de son fusil m’ayant troublé, je demande à l’officier, comment il avait appris la cachette. " Je ne peux pas vous le dire ". J’insiste en lui assurant que cela restera entre nous. " Par sa femme ". Alors rendez moi un service d’ordre moral : incarcérez la quelques jours sous un prétexte quelconque.
Cela fut fait. Pour un obscur motif de marché noir, elle passa quelques jours au fort de Hâ. J’ignore comment se sont passées leurs retrouvailles du ménage en 1945 ".
H de B
" Venons en maintenant à l’un des drames de Bordeaux : les déportations juives. Que saviez vous ? Que pouviez vous ? "
J. PH Larrose
" Nous ne comprenions pas, nous ne savions pas ce que signifiaient ces déportations, nous ignorions tout de la Shoah, mais je peux témoigner que chacun a fait ce qu’il a pu dans son domaine. Marquet et la mairie ont fait hospitaliser certains juifs, l’Intendant de police Duchon tentait de les prévenir, Sabatier et Papon sabotaient les processus administratifs ".
H de B
" Les déportations des Juifs dépendaient de la Gestapo de Paris comme le démontre, si besoin en était, l’annuaire téléphonique de la section IV où l’on trouve réunis Boemelburg et Brunner. Bien entendu, ni l’instruction, ni l’accusation n’ont cherché à obtenir ce document qui provient des archives du colonel Paillole. Dohse, à Bordeaux assume les mêmes fonctions que Barbie à Lyon, avec comme seule différence que Dohse faisait intervenir ses collaborateurs français, (comme Poinsot contre le Résistance et Dehan contre les Juifs), alors que Barbie " travaillait " souvent sans intermédiaire.
Mais il nous faut encore une fois souligner pour nos lecteurs que, pour la direction allemande de Paris, le modèle à suivre par les antennes régionales du KdS, ce n’est pas Barbie mais Dohse, qui sera d’ailleurs appelé à faire une conférence à tous les chefs de KdS de France pour qu’ils adoptent les méthodes de Bordeaux et non celles de Lyon ".
H de B
" Je dois aussi rappeler que le prédécesseur de Dohse à Bordeaux jusqu’en mai 1942 était Hagen, ancien collaborateur d’Eichmann, spécialiste des questions juives. Hagen se heurte d’abord à Dohse, mais une collaboration entre eux finira par s’instaurer et cela pour deux raisons : Dohse est protégé par Boemelburg et les qualités professionnelles de Dohse finiront par être reconnues par Hagen.
Hagen quitte Bordeaux car il reçoit un avancement spectaculaire. Il est nommé chef d’Etat Major du nouveau général commandant les polices et les SS en France : Karl Oberg.
Ce Hagen, farouchement anti-français et anti-juif, vous le rencontrerez deux fois ? "
J. PH Larrose
" Je le rencontre une première fois chez Knochen au cours d’un dîner. La conversation s’envenime entre Hagen et moi et il finit par me dire : " si les Français ne collaborent pas, nous les coloniserons ". Une répartie m’échappe : "Monsieur Hagen, ce ne sera pas coloniser mais " poloniser " qu’il faudra dire ".
Knochen arrête alors le débat en nous demandant de ne pas nous disputer ".
H de B
Vous rencontrez Hagen une deuxième fois en 1945.
J. PH Larrose
" A cette époque j’étais en relation avec les Services Spéciaux en Allemagne, à Baden-Baden. Un jour que je sortais du Chef de Service, qui vois-je dans la salle d’attente : Hagen !
Il se lève et viens vers moi la main tendue… et je la refuse avec un " nein " sans réplique.
Le responsable français m’expliquera plus tard qu’Hagen travaille désormais pour les services spéciaux français. Je pense que c’est la raison pour laquelle il n’a jamais été poursuivi en France ".
H de B
" Fin 1943, la guerre se durcit, l’occupation aussi. Vers cette date, Knochen vous informe qu’il ne pourra plus donner suite à vos demandes d’intervention. A Vichy, Bousquet est d’ailleurs remplacé par Darnand, SS d’honneur, qui prend directement en main la police et fait agir ses miliciens. A Bordeaux, vers la même époque, le chef du KdS, Luther, a demandé sa mutation dans une unité combattante, qu’il rejoindra avec le grade de sous-lieutenant (alors qu’il était capitaine à Bordeaux). Il est remplacé par le commandant Machule, personnage haut en couleur, mais relativement débonnaire. Le vrai chef reste Dohse.
Parlez nous de cette curieuse rencontre avec Machule après la guerre. "
J. PH Larrose
" J’étais allé voir la femme de Knochen, pour lui donner des nouvelles de son mari en instance de jugement à Paris. Elle me dit un jour :
" Vous avez connu Machule à Bordeaux, il habite maintenant à côté de chez moi et voudrait vous rencontrer ".
Je vois donc Machule qui se cachait sous un nom d’emprunt. Je parle avec lui et, comme à ma connaissance, il n’avait jamais fait preuve de brutalité à l’égard de mes compatriotes, je promets de ne pas le dénoncer ".
H de B
" Vous avez connu Luther, chef du KdS de Bordeaux et patron nominal da Dohse ".
J. PH Larrose
" Bien sûr. Il avait été nommé à ce poste par ce qu’il était magistrat de formation, mais il n’était pas à sa place et semblait toujours dépassé par les événements. Dohse, théoriquement son subordonné, ne prenait pas Luther au sérieux et lui passait par dessus la tête.
Je pense que le redoutable Dohse avait des ambitions politiques ".
H de B
" Politiques et financières car il menait grand train : il ne s’en cache pas et dans son interview avec Bergès en 1985, il parle avec nostalgie du champagne pris chaque matin, de ses maîtresses et de sa villa du Pyla ou du Mouleau, sur le bassin d’Arcachon ".
" Pour en finir avec Machule, n’oublions pas qu’au moment de la retraite, l’équipe du KdS de Bordeaux finira par arrêter Machule qui veut se rendre aux Américains et demandera à Dohse de prendre la direction du convoi qui ramène les hommes du KdS en Allemagne.
Après la guerre, Knochen est arrêté, son procès est instruit en France, il est condamné à mort, gracié par le président Coty, et libéré par le général de Gaulle en 1962, sur intervention du chancelier Adenauer et du Vatican.
Pendant ces années de détention, vous lui conserverez votre amitié et vous l’aiderez un peu matériellement ".
J. PH Larrose
" J’avais d’abord fait une visite au président du Tribunal Militaire pour lui demander un laisser passer. Je pensais avoir des difficultés, mais bien au contraire le colonel responsable des instances judiciaires m’a félicité de ma demande et m’a délivré un sauf-conduit permanent.
S’est ensuite posée la question de la grâce. Le président Coty m’a demandé de m’exprimer, de témoigner puis le Nonce apostolique, (le futur pape Jean XXIII), m’a convoqué à Rome pour étudier le dossier.
Cela demanda plusieurs années, mais finalement suite à la longue enquête du Vatican et suite aux interventions conjuguées des uns et des autres, Knochen gracié pourra regagner l’Allemagne.... mais après seize années de détention ".
H de B
" Il est impossible de parler de Knochen sans évoquer l’étrange personnalité de Karl Boemelburg, chef de la Gestapo, devant lequel Jean Moulin agonisera à Neuilly, lorsqu’il est ramené de Lyon par Barbie. Ce Boemelburg, vénéré par Dohse qui viendra à Paris chaque semaine lui rendre compte de ses activités ".
" Que pouvez vous en dire ? "
J. PH Larrose
" En réfléchissant à tout ce que j’ai pu entendre et comprendre au cours de mes rencontres avec Knochen, Boemelburg était un personnage considérable, un nazi tout puissant descendu de l’Olympe de Berlin. Etait- il plus puissant que Knochen ? Pas selon le grade, mais Knochen en parlait avec beaucoup de prudence : par certains côtés il le craignait, j’en ai la certitude ".
© Hubert de Beaufort, Paris 2001