COMPLICITE DE CRIME CONTRE L'HUMANITE
la pesée contestable de la faute de service
et de la faute personnelle
par le Conseil d'Etat dans l'affaire PAPON
par
Jean-Pierre DELMAS SAINT-HILAIRE
1 - La Cour d'assises de la Gironde, le 2 avril 1998, avait condamné Maurice Papon du chef de complicité de crime contre l'humanité sur le fondement de l'article 6/c du Statut du Tribunal militaire international de Nuremberg : sa participation, entre 1942 et 1944, à l'organisation de quatre convois ayant conduit, depuis Bordeaux, des personnes considérées comme juives par le gouvernement de Vichy vers les camps d'extermination de l'Allemagne nazie, alors qu'il était secrétaire général de la Préfecture de la Gironde, avait été retenue contre lui.
2 - Le lendemain, le 3 avril 1998, la même Cour d'assises – mais siégeant cette fois sans l'assistance du jury (art. 371 c. proc. péri.) – était appelée à statuer sur la demande de réparation du préjudice subi présentée par les parties civiles. La défense du condamné avait soulevé devant cette juridiction une exception d'incompétence : elle soutenait que le crime imputé à Maurice Papon ayant été commis manifestement dans le cadre du fonctionnement du service public auquel celui-ci appartenait, la charge de l'indemnisation des victimes ne pouvait qu'incomber à l'Etat garant de ses agents, et relever de la seule juridiction administrative.
Ce moyen, dont plusieurs parties civiles s'étaient accommodées, songeant au risque d'insolvabilité du condamné eu égard à l'importance des indemnités réclamées, sera écarté par la Cour dans les termes suivants :
"Attendu, sur l'exception d'incompétence soulevée par le Conseil de l'accusé, que les faits pour lesquels Maurice Papon a été condamné le 2 avril 1998 du chef de complicité de crime contre l'humanité ont été commis dans le cadre de ses fonctions de secrétaire général de la Préfecture de la Gironde, en charge notamment du service des questions juives qui appliquait une discrimination fondée sur la qualité de juif ; qu'aux termes de l'article 3 de l'ordonnance du 9 août 1944 sur le rétablissement de la légalité républicaine, les actes émanant d'un tel service, création de l'autorité de fait se disant "gouvernement de l'Etat français", sont nuls et ne peuvent donc engager la responsabilité de la puissance publique ; que le moyen invoqué par l'accusé apparaît donc dépourvu de tout fondement juridique..." (page 10 de l'arrêt).
Et la juridiction d'ajouter :
"Par ces motifs la Cour rejette l'exception d'incompétence. Déclare recevable les constitutions de parties civiles. Condamne Maurice Papon à verser aux parties civiles les sommes suivantes ... " (des sommes dont le montant correspond aujourd'hui à 720.000 euros).
3 - Il faut noter que la Cour, dans sa réponse à la demande du condamné, malgré la terminologie employée, ne faisait pas que rejeter l'exception d'incompétence soulevée. Elle tranchait, en réalité, une importante question de fond puisqu'elle déclarait "dépourvue de tout fondement juridique" une éventuelle action en responsabilité dirigée contre l'Etat. Elle faisait sienne la thèse soutenant que l'Etat français qu'incarne aujourd'hui la Vè République, ne pouvait être tenue pour responsable des conséquences dommageables résultant de la politique antisémite du gouvernement de Vichy. La solution n'avait rien d'innovant. Cette thèse, en effet, qui refusait de faire de la IVè et de la Vè République les héritières de "l'autorité de fait se disant gouvernement de l'Etat français", était celle développée par le discours politique dominant depuis le rétablissement, en 1944, de la légalité républicaine. Elle avait même trouvé une consécration juridique dans certains arrêts du Conseil d'Etat : celui-ci avait en effet jugé, à plusieurs reprises, que la responsabilité actuelle de l'Etat ne pouvait être engagée par des actes accomplis sous l'administration du gouvernement de Vichy en application de textes déclarés "nuls et de nul effet" par l'ordonnance du 9 août 19441.
4 - Mais cette thèse qu'avait reprise la Cour d'assises, était d'une grande fragilité : si le Conseil
d'Etat l'avait bien consacrée en 1952, sa jurisprudence l'avait condamnée dans l'immédiat après guerre2 ; et la doctrine de droit public, quasi-unanime, s'accordait pour en dénoncer non seulement son manque de réalisme, mais aussi la pauvreté et l'obscurité de sa justification3. De tous côtés son abandon était demandé.Ces vœux de la doctrine devaient trouver un écho significatif et très officiel dans plusieurs conclusions produites devant le Conseil d'Etat à l'occasîon d'affaires récentes : si, en 2001, de telles conclusions invitant la juridiction administrative à opérer un revirement de sa jurisprudence avaient été développées en vain4, elles aboutiront au résultat souhaité à l'occasion de l'affaire PAPON5.
5 - L'arrêt d'Assemblée rendu le 12 avril 2002 par le Conseil d'Etat, adoptant la solution défendue par le Commissaire du gouvernement, rejettera en effet la thèse de l'irresponsabilité de l'Etat, qu'avait consacrée en la matière, la jurisprudence de 19526:
"Considérant que si l'article 3 de l'ordonnance du 9 août 1944 relative au rétablissement de la légalité républicaine sur le territoire continental constate expressément la nullité de tous les actes de l'autorité de fait se disant "gouvernement de l'Etat français", qui établissent ou appliquent une discrimination quelconque fondée sur la
qualité de Juif, ces dispositions ne sauraient avoir pour effet de créer un régime d'irresponsabilité de la puissance publique à raison des faits ou agissements commis par l'administration française dans l'application de ces actes entre le 16 juin 1940 et le rétablissement de la légalité républicaine sur le territoire continental ; que, tout au contraire, les dispositions précitées de l'ordonnance ont, en sanctionnant par la nullité l'illégalité manifeste des actes établissant ou appliquant cette discrimination, nécessairement admis que les agissements auxquels ces actes ont donné lieu pouvaient revêtir un caractère fautif".
Notes :
1 C.E. Ass. 4 janvier 1952, GIRAUD : Lebon, p. 14 ; C.E. Sect. 25 juillet
1952, D. REMISE : Lebon p. 401.
2 C.E. Ass. 30 janvier 1948, TOPROWER : Lebon p. 48 ; Conclusion CELIER S.
J948, 3, 48 ; C.E. Sect. 22 fév. 1950, DUEZ: Lebon p. 118.
3 Cf M. WALINE, RDP 1952, 151 ; M. GUYOMAR et P. COLLIN, note sous C.E.
Ass. 12 avril 2002, PAPON : AJDA 2002, 423 et 427. F. MELLERAY : A.J.D.A. 2002,
837.
4 Concl. Stéphane AUSTRY sur C.E. 6 avril 2001, Ass. PELLETIER et autres :
AJDA 2WI, 444 et chron. M. GUYOMAR et P. COLLIN. RFDA 2001, 712. F. MELLERAY,
op. cit. 840.
5 Concl. Sophie BOISSARD sur C.E. Ass. 12 avril 2002, PAPON : Petites
Aff. 2002, no 106, pp. 12 à 25 (suivies du texte de l'arrêt et de la note E.
AUBIN). Voir spécialement § 4.3 p. 21.
6 Ajouter aux références des notes 3 et 5 : D. 2002, LR p. 1469. JCP
2002, Il, 10161 et la note C. MONIOLLE.
"Bien sûr, avait affirmé Madame Sophie Boissard dans ses conclusions remarquées, il existe sur le plan politique et institutionnel une altérité radicale entre l'Etat républicain tel qu'il s'est incarné sous la IIIè République puis sous la IVè République, et la parenthèse autoritaire qu'a représentée, dans l'histoire récente de notre pays, le régime de Vichy. Mais en droit et en fait, il n'existe pas moins une continuité entre ces différentes périodes de l'histoire de notre pays... Au nom même de cette continuité, nous pensons que l'Etat républicain ne peut échapper à l'héritage de Vichy. Il est tenu d'assumer toutes les conséquences de l'action présente et passée de ses services, même lorsque ces services, agissant sous la tutelle d'autorités illégitimes ont commis de graves illégalités"7.
L'affirmation de cette continuité justifiant l'engagement de la responsabilité de l'Etat à raison des dommages causés par ses propres services en application d'actes illégaux du gouvernement de Vichy, sera saluée par la doctrine comme une solution de sagesse, mettant heureusement fin à une fiction juridique conduisant à une négation dérisoire de la réalité sociale et institutionnelle. Ainsi que le relevaient des commentateurs laudatifs de l'arrêt du Conseil d'Etat : "La continuité juridique entre la IIIè République et Vichy, puis entre Vichy et l'Etat républicain d'après la guerre, ne peut être sérieusement contestée. L'appareil d'Etat a, dans sa quasi-totalité, assuré le service de ces régimes successifs. Les hommes et les institutions, à commencer par le Conseil d'Etat lui-même, sont demeurés en place" 8.
6 - Si le Conseil d'Etat avait été amené à intervenir dans l'affaire PAPON, c'est parce que ce dernier, dès le mois suivant sa condamnation à l'indemnisation des parties civiles (arrêt de la Cour d'assises de la Gironde du 3 avril 1998 : cf supra n* 2), usant du droit que lui conférait le statut de la fonction publique (art. 11 al. 2 1- 13 juillet 1983), avait exercé une action récursoire contre l'Etat : en vertu de ce texte, celui-ci est tenu de couvrir ses agents des condamnations civiles prononcées contre eux, lorsqu'elles sont la conséquence de fautes paraissant non détachables de l'exercice de leurs fonctions.
Dans sa requête adressée au Ministre de l'Intérieur (M. J.-P. Chevènement à 1'époque), le condamné faisait valoir qu'au moment des faits, secrétaire général de la Préfecture de la Gironde, il n'avait qu'obéi aux ordres reçus dans le cadre de l'application de la législation d'alors ; qu'il n'avait pas à faire seul les frais de ce qui était constitutif, en réalité, d'une faute collective de l'Administration française sous l'Occupation.
Cette demande devait être rejetée le 29 juillet 1998 par le Ministre de l'Intérieur pour justifier le refus de mettre à la charge de l'Etat tout ou partie des condamnations civiles prononcées contre le requérant, sera avancé l'argument trop longtemps ressassé qui se voulait péremptoire mais qu'on sait aujourd'hui nourri de fiction, celui de l'absence de continuité des régimes politiques qui se sont succédés en France depuis 1940: "Il ne saurait être question – déclarera en effet le Ministre – de confondre l'Etat républicain et l'Etat français de Vichy qui en est la négation" 9.
Notes :
7 S. BOISSARD, op.
cit. § 4.5, p. 23.
8 M. GUYOMAR et P. COLLIN, op. cit. p. 427. Il est
aujourd'hui reconnu que le Conseil d'Etat, "plus que d'autres grands corps a été
associé à l'élaboration et à l'application des textes les plus contestables du
régime de Vichy" (Jean MASSOT cité in F. MELLERAY, op. cit. 840).
9 E. AUBIN, op. cit. p. 27.
Contre ce refus, Maurice Papon exercera un recours contentieux devant la juridiction administrative. C'est au Conseil d'Etat qu'il appartenait de statuer en la matière. Celui-ci le fera par son arrêt d'Assemblée du 12 avril 2002. Il admettra, de façon explicite, q'une faute de service a concouru à la réalisation des dommages que Maurice Papon a été déclaré tenu de réparer par la Cour d'assises de la Gironde. En conséquence, il mettra à la charge de l'Etat une part de ces condamnations civiles. Cette part étant fixée à la moitié du montant de celles-ci (le Commissaire du gouvernement avait proposé de l'arrêter à 20 % seulement)10.
Ainsi, au terme de cette procédure, le Conseil d'Etat a estimé qu'à l'origine des dommages causés aux parties civiles, il y avait une double faute : une faute personnelle et une faute de service ; c'est-à-dire, en définitive, deux coauteurs, l'Etat étant l'un de ceux-ci, responsable à parité avec son agent.
7 - L'admission du principe de cette responsabilité de l'Etat en la matière ne peut qu'être approuvée. Et la doctrine du droit publie y a pleinement adhéré, soulignant le réalisme dont le Conseil d'Etat avait su faire enfin preuve.
Toutefois on peut regretter qu'ainsi engagée dans la voie du réalisme, la Haute juridiction se soit arrêtée en si bon chemin : la pesée de la faute de service et de la faute personnelle à laquelle elle a procédé pour décider de la répartition de la charge de l'indemnisation des parties civiles est des plus contestable. En effet, si la faute de service, faute collective imputable à l'administration, est évidente ainsi que l'a démontré de façon pertinente le Conseil d'Etat (§ 1), la faute personnelle retenue contre Maurice Papon pour justifier le maintien à sa charge de la moitié du montant des condamnations civiles, est loin de répondre, quant à son existence, aux exigences du Droit (§ 2).
§ 1 - UNE FAUTE DE SERVICE EVIDENTE
8
- Résumant la lumineuse démonstration du Commissaire du gouvernernent11, le Conseil d'Etat, dans son arrêt, a souligné le rôle incontestable (hélas !) joué par l'administration française sous le régime de Vichy et dont les Juifs furent victimes, notamment en Gironde sous l'Occupation : "Considérant que si la déportation entre 1942 et 1944 des personnes d'origine juive arrêtées puis internées en Gironde a été organisée à la demande et sous l'autorité des forces d'occupation allemandes, la mise en place du camp d'internement de Mérignac et le pouvoir donné au préfet, dès octobre 1940, d'y interner les ressortissants étrangers "de race Juive", l'existence même d'un service des questions juives au sein de la préfecture, chargé notamment d'établir et de tenir à jour un fichier recensant les personnes "de race juive" ou de confession israélite, l'ordre donné aux forces de police de prêter leur concours aux opérations d'arrestation et d'internement des personnes figurant dans ce fichier et aux responsables administratifs d'apporter leur assistance à l'organisation des convois vers Drancy – tous actes ou agissements de l'administration française qui ne résultaient pas directement d'une contrainte de l'occupant – ont permis et facilité, indépendamment de l'action de M. Papon, les opérations qui ont été le prélude à la déportation".
Notes :
1() S. BOISSARD, op. cit. § 5 pp. 24, 25.
11 S. BOISSARD, op. cit, § 4.3 et 4, pp. 20-22.
Le constat ainsi fait par le Conseil d'Etat de cette faute de service caractérisée dont l'Etat devait assumer les conséquences dommageables, ne faisait que donner une dimension juridique aux déclarations politiques du Président de la République faites au Veld'Hiv en 1995 : celui-ci, à l'occasion de la commémoration des grandes rafles des 16 et 17 juillet 1942, avait solennellement reconnu que "la folie criminelle de l'occupant avait été secondée par les Français, par l'Etat français... Ce jour là l'Etat français avait commis l'irréparable" 12.
Le discours juridique et le discours politique concordaient donc désormais et le coup de grâce était donné à la fiction selon laquelle des actes du gouvernement de Vichy en relation avec sa politique antisémite déclarés nuls à la Libération, ne pouvait naître une responsabilité quelconque pour les nouvelles autorités républicaines. "On ne saurait confondre l'Etat républicain et l'Etat de Vichy" avait-on répété à l'envi ; formule commode qui, par deux fois13, avait été mise en avant par les autorités pour rejeter les demandes de Maurice Papon concernant la charge des réparations civiles. Formule qui voyait enfin révéler et stigmatiser sa nature véritable : celle d'un pauvre "prétexte intellectuel pour gommer le poids des responsabilités" et plus particulièrement celle de l'Etat14.
9 - Mais ce rejet de la fiction de l' irresponsabilité de la puissance publique en la matière, ce retour au réalisme juridique unanimement approuvé, n'intéresse pas seulement la solution du contentieux de l'action civile. Action civile et action publique sont étroitement imbriquées. Les vicissitudes de l'une sont les vicissitudes de l'autre. Et les enseignements tirés de l'exercice de chacune d'elles s'enrichissent mutuellement de manière obligée.
Ces remarques invitent à penser que ce qu'a dit le Conseil d'Etat dans son arrêt du 12 avril 2002 statuant sur les intérêts civils, ne peut manquer de nourrir, dans l'affaire Papon, 1"analyse critique dont l'action publique, au-delà de l'action civile, peut être l'objet : nous pensons qu'il en est bien ainsi car si, revenant un instant en arrière, on reprend le déroulement du procès pénal d'hier, des réflexions ne laissent pas de s'imposer à l'esprit au triple niveau de la poursuite, de 1'instruction et du jugement.
10 - Au stade de la poursuite, dès lors qu'est mise en évidence par le Conseil d'Etat, la participation manifeste de l'administration du gouvernement de Vichy à la déportation des Juifs, en Gironde notamment, aussi bien par les ordres donnés que par la fourniture de moyens propres à réaliser ces exactions (supra n° 8), il se confirme que le refus apposé à Maurice Papon de fonder la prévention sur l'article 114 du Code pénal (devenu aujourd'hui art. 432-4) constitue une violation des règles de procédure : ce texte concernant les atteintes à la liberté individuelle commises par un agent de l'Etat dans l'exercice de ses fonctions était le seul qui correspondait à la situation dans laquelle se trouvait très exactement l'intéressé au moment des faits objets de la poursuite : il visait le fonctionnaire qui a "ordonné ou fait quelque acte arbitraire ou attentatoire à la liberté individuelle" et n'édictait que la peine de la dégradation civique. Il ajoutait (al-2) que si l'agent de l'Etat justifiait avoir agi "par ordre de ses supérieurs pour des objets du ressort de ceux-ci, sur lesquels il leur était dû l'obéissance hiérarchique", il devait être déclaré "exempt de peine", celle-ci étant appliquée seulement au supérieur auteur des ordres donnés (disposition disparue dans la nouvelle codification).
Notes :
12 S. BOISSARD, op. cit. § 4.4 p. 22. E. AUBIN, op.
cit. § Il p. 29.
13 Par la Cour d'assises de la Gironde, le 3 avril 1996 (voir supra
N° 2), puis par le Ministre de l'intérieur (voir supra N° 6).
14 E. AUBIN, op. cit. § Il p. 29.
Si, dès le départ de la procédure, il a été refusé de fonder la poursuite sur ce texte15, c'est parce que le Parquet faisait prévaloir la thèse de la fiction condamnée aujourd'hui par le Conseil d'Etat. Il estimait qu'en déclarant "nuls et de nuls effets" tous les actes des autorités de Vichy relevant de sa politique antisémite, l'ordonnance de 1944 sur le rétablissement de la légalité républicaine devait priver Maurice Papon du droit d'invoquer les ordres et les instructions reçus dans le cadre de la législation d'alors, ces actes se trouvant dépourvus de toute existence juridique. Celui-ci était, en conséquence, censé avoir agi sans ordre et en dehors des cas prévus par la loi.
Mais le Conseil d'Etat, par son arrêt du 12 avril 2002, interdit de souscrire à une telle démarche – lors des faits poursuivis, nous dit-il, Maurice Papon était un agent de la Préfecture de la Gironde auquel l'Etat doit aujourd'hui sa garantie pour ce qu'il a pu accomplir dans l'exercice de ses fonctions : les ordres qu'il recevait, la législation du moment qu'il devait appliquer, étaient sans doute liberticides, mais leur existence juridique indéniable ; leur réalité autorisait leur prise en considération, au plan juridique, pour caractériser l'existence d'une faute de service dont l'Etat devait répondre.
11 - Au stade de l'instruction de l'affaire PAPON, la position arrêtée par le Conseil d'Etat conduit à critiquer l'orientation donnée à celle-ci pour établir l'existence d'une complicité de crime contre l'humanité : la décision du 12 avril 2002 dénonce, sans ambiguïté, le rôle incontestable joué par l'administration de Vichy dans la réalisation des exactions commises contre les Juifs en Gironde (supra n° 8). Ce constat, loin de fragiliser le bien-fondé de la poursuite engagée sur le terrain du Statut de Nuremberg, le conforte au contraire. Le crime que vise en effet ce statut dans son article 6/c, même s'il peut engager des responsabilités individuelles, apparaît, avant tout, comme un crime collectif, un crime Institutionnel. Le "plan concerté" qui est un de ses éléments constitutifs majeurs, le fait que ses victimes potentielles soient nécessairement innombrables16, impliquent, pour sa réalisation, la participation obligée de services structurés, étatiques : on est en présence d'une "criminalité d'Etat"17.
Mais force est de constater que cet aspect a été considérablement occulté tout au long de l'information : la fiction de l'irresponsabilité de l'Etat français dans les malheurs des Juifs sous le régime de Vichy, fiction politique et juridique qui prévalait alors, a certainement conduit la juridiction d'instruction à préférer la recherche d'une criminalité individuelle (celle de Maurice Papon) à celle d'une criminalité institutionnelle, d'une "criminalité de service" 18.
Notes :
15
La poursuite sur le fondement de l'art. 114 C. pén. n'empêchait
pas que soit retenue la participation au crime contre l'humanité défini par
l'art. 6/c du Statut de Nuremberg, les atteintes à la liberté individuelle
entrant dans les prévisions de ce texte.
16 Le texte vise, pour désigner ces victimes potentielles, "des
populations".
17 J. FRANCILLON, juriscl. pénal, fasc. 410 : "crimes de guerre,
crimes contre l'humanité", N° 63.
18 Un journaliste étranger de la publication "The New Yorker", A.
GOPNIK, qui avait suivi le procès de Maurice Papon devant la Cour d'assises
de la Gironde (1997-1998) pourra écrire que l'accusé avait commis "un crime de
bureau" (cité in E. AUBIN, op. cit. § 1 in fine p. 29).
12
- Au stade du jugement de l'affaire PAPON, là encore, l'arrêt du Conseil d'Etat invite à faire un retour en arrière : il rend suspectes les conditions de la condamnation de l'accusé du chef de complicité de crime contre l'humanité par la Cour d'assises de la Gironde le 2 avril 1998 : les questions posées à la Cour et au jury pour établir la culpabilité éventuelle de l'accusé ont toutes été libellées de la même façon. Pour chaque arrestation, pour chaque séquestration dont celui-ci était accusé d'avoir facilité la préparation ou la consommation, chacun des trois magistrats et des neuf jurés avait été invité à répondre par oui ou non à la question : "Est-il constant que N. a été arrêté (ou séquestré) sans ordre des autorités constituées et hors les cas prévus par la loi ?".La question, 125 fois, sera posée à la juridiction populaire, plaçant ainsi le problème de la culpabilité dans le cadre d'une action que Maurice Papon aurait entreprise "sans ordre des autorités constituées et hors les cas prévus par la loi".
L'arrêt du Conseil d'Etat du 12 avril 2002 conduit à dénoncer la contre-vérité manifeste, 125 fois répétée, que comportait le libellé de cette question-clé posée à la Cour d'assises : contre-vérité puisqu'il est acquis, aujourd'hui, sauf à faire revivre la fiction obsolète condamnée par le Conseil d'Etat, que les arrestations et séquestrations des malheureuses victimes juives ont toutes été opérées sur ordre d'autorités bien réelles, dans le cadre de l'application des lois en vigueur alors et dont l'existence n'est pas douteuse (supra n° 8) : arrestations et séquestrations qui sont, en conséquence, constitutives d'autant de fautes de service dont l'Etat est aujourd'hui tenu de répondre civilement pour moitié.
13 - La question, 125 fois posée à la Cour et au jury et à laquelle il a été répondu affirmativement, a conditionné de façon très directe la condamnation pénale de Maurice Papon : or elle constitue ce que la jurisprudence et la doctrine appellent une "question complexe", type de question interdite et dont l'emploi dans une procédure est un motif de cassation. Une prohibition qui est justifiée par l'idée que la juridiction populaire ne peut répondre que par oui ou par non aux questions qui lui sont posées ; on doit donc toujours veiller à ce que chacune de celles-ci n'englobe pas des faits distincts, car on empêcherait alors magistrats et jurés de nuancer leurs réponses19.
Or, dans le cas considéré, la question litigieuse portait sur deux faits bien distincts : d'une part celui de l'arrestation (ou de la séquestration d'une personne déterminée) ; d'autre part celui de l'absence d'ordre entrant dans les prévisions de la loi et donné par l'autorité hiérarchique. Deux faits d'autant plus distincts que si le premier correspondait à une vérité (l'arrestation ou la séquestration d'une des victimes de la déportation) qu'il était impossible de nier, le second énonçait une contre-vérité manifeste soulignée par l'arrêt du Conseil d'Etat du 12 avril 2002. La Cour d'assises, piégée par cette question complexe, a donc été dans l'impossibilité de nuancer ses réponses et, par exemple, de dire oui sur le premier point et non sur le second – ce que commandait la logique.
Comment ne pas se demander, dans ces conditions, si la question complexe critiquée n'a pas été posée de façon délibérée pour interdire de donner aux faits poursuivis la qualification commandée par l'article 114 C. pén ; la seule, on l'a souligné précédemment (supra n° 10), qui correspondait à la situation réelle de l'accusé, celle d'atteintes à la liberté individuelle commises par un agent de l'Etat dans l'exercice de ses fonctions.
Note :
19 B. MERLE et A. VITU traité de droit criminel. Tome Il : procédure
pénale, 4è éd n° 637.
14
- En définitive, qu'une faute de service soit à l'origine des dommages causés aux infortunées victimes de la politique antisémite du gouvernement de Vichy est une certitude dont il est aisé de convenir. Elle serait en concours avec une faute personnelle de Maurice Papon au sens du droit administratif : le Conseil d'Etat l'affirme dans son arrêt du 12 avril 2002. Mais la démonstration développée pour établir son existence laisse par trop à désirer pour emporter l'adhésion.§ 2 - UNE FAUTE PERSONNELLE DÉTACHABLE DU SERVICE
RESTANT A PROUVER
15
- Eu égard à l'évolution de la jurisprudence administrative, le Conseil d'Etat ne pouvait pas se contenter de dire que la faute personnelle de Maurice Papon qui avait pu concourir à la réalisation du dommage souffert par les parties civiles, n'avait pas à être démontrée ; qu'elle résultait du seul fait que l'accusé avait été condamné pénalement pour crime. Depuis l'arrêt Thépaz du Tribunal des conflits en date du 14 janvier 1935 20, il est en effet, de jurisprudence constante, qu'il ne suffit que la faute d'un fonctionnaire fasse l'objet d'une condamnation pénale pour que celle-ci puisse être qualifiée de faute personnelle détachable du service, que la charge des réparations civiles pèse sur son auteur et que se trouve exclue la garantie que l'Etat doit à ses agents.Une faute pénale caractérisée n'est pas forcément une faute personnelle. Elle peut être qualifiée par le juge administratif faute de service. En témoigne, de façon significative, l'arrêt du Tribunal des conflits du 19 octobre 1998 (Préfet du Tarn c/ Cour d'appel de Toulouse)21 : en l'espèce, il s'agissait d'un fonctionnaire de la direction départementale de l'équipement qui avait été condamné pénalement pour faux en écriture publique pour avoir falsifié, sur l'instigation du maire de la commune, le plan des zones constructibles. Malgré la gravité tant morale que déontologique de la faute de cet agent, le Tribunal des conflits a admis que celle-ci pouvait être qualifiée de faute de service : "que la faute commise par M. G. qui n'était animé d'aucun intérêt personnel, l'a été dans l'exercice de ses fonctions et avec les moyens du service ; que, quelle que soit sa gravité, elle ne saurait être considérée comme une faute personnelle détachable du service ... ".
Or, il est certain que, point par point, la situation rencontrée dans cette espèce était celle dans laquelle se trouvait Maurice Papon : condamné pénalement il n'avait recherché la satisfaction d'aucun intérêt personnel en commettant les infractions retenues contre lui ; il avait agi dans le cadre de la mission qui lui avait été confiée, en utilisant les moyens mis à sa disposition par l'administration préfectorale.
Sans doute les faits qui lui avaient été imputés étaient-ils d'une exceptionnelle gravité puisqu'ils avaient reçu la qualification de complicité de crime contre l'humanité. Mais, ainsi que l'avait admis le commissaire du gouvernement dans ses conclusions, et s'agissant du condamné : "la faute commise par cet agent, même portée à un tel degré, ne suffit pas, à elle seule, à établir que cette faute se détache du service. Il faut encore qu'elle révèle, sur le plan moral, un comportement inexcusable de la part de ce dernier" 22.
Notes :
20 Lebon p. 224. S. 1935, 3, 17 note ALIBERT. A. MESTRE : faute
administrative et faute pénale : D.H. 1935, chron. p. 57.
21 D. 1999, jurisp. p. 127, note O. GOHIN.
22 S. BOISSARD, Concl. § 4.2 op. cit. p. 20.
16
- Pour justifier, en l'espèce, le partage de la responsabilité civile, la faute de service étant certaine, il fallait donc prouver qu'au-delà de la condamnation pénale prononcée par la Cour d'assises de la Gironde le 2 avril 1998 contre Maurice Papon, insuffisante en elle-même pour qualifier d'inexcusable la faute de ce dernier, on pouvait mettre en évidence l'existence d'un comportement particulièrement blâmable et odieux : à cette fin le Conseil d'Etat fera appel à une solution jurisprudentielle qu'il a consacrée depuis longtemps déjà et selon laquelle l'autorité absolue de la chose jugée qui s'attache aux décisions pénales s'imposerait au juge administratif en ce qui concerne "les constatations" qu'elles contiennent 23. Et la Haute juridiction fera état de telles "constatations" qui établiraient l'existence de la faute personnelle inexcusable du condamné. Après avoir indiqué, à bon droit24, qu'elle n'était pas liée par la décision du 3 avril 1998 statuant sur les intérêts civils, elle déclarera en effet :"Considérant qu'il ressort des faits constatés par le juge pénal dont la décision est revêtue, sur ce point, de l'autorité de la chose jugée, que M. Papon, alors qu'il était secrétaire général de la Préfecture de la Gironde entre 1942 et 1944 a prêté son concours actif à l'arrestation et à l'internement de 76 personnes d'origine juive qui ont été ensuite déportées à Auschwitz où elles ont trouvé la mort ; que si l'intéressé soutient qu'il a obéi à des ordres reçus de ses supérieurs hiérarchiques ou agi sous la contrainte des forces d'occupation allemandes, il résulte de l'instruction que M. PAPON a accepté, en premier lieu, que soit placé sous son autorité directe le service des questions juives de la Préfecture de la Gironde alors que ce rattachement ne découlait pas de la nature des fonctions occupées par le secrétaire général ; qu'il a veillé, en second lieu, de sa propre initiative et en devançant les instructions venues de ses supérieurs, à mettre en œuvre avec le maximum d'efficacité et de rapidité les opérations nécessaires à la recherche, à l'arrestation et à l'internement des personnes en cause ; qu'il s'est enfin attaché personnellement à donner l'ampleur la plus grande possible aux quatre convois qui ont été retenus à sa charge par la Cour d'assises de la Gironde, sur les 11 qui sont partis de ce département entre juillet 1942 et juin 1944, en faisant notamment en sorte que les enfants placés dans des familles d'accueil à la suite de la déportation de leurs parents ne puissent en être exclus... ; qu'un tel comportement... revêt, eu égard à la gravité exceptionnelle des faits et de leurs conséquences, un caractère inexcusable et constitue par là même, une faute personnelle détachable des fonctions…".
17 - Cette démonstration développée de façon circonstanciée n'est probante qu'en apparence. Et le plus surprenant est qu'elle énonce de façon explicite et sans aucune gêne ce qui en ruine totalement la valeur : d'une part le Conseil d'Etat se dit lié par les "'constatations" faites par la juridiction répressive auxquelles l'autorité de la chose jugée au pénal s'attacherait25 ; d'autre part, il précise que ces "constatations" sont tirées du dossier d'instruction. Et, effectivement, celles-ci que le Conseil d'Etat rapporte pour caractériser la faute inexcusable qu'aurait commise Maurice Papon ne sont qu'un résumé des faits contenu dans l'arrêt de renvoi de la Chambre d'accusation de la Cour d'appel de Bordeaux en date du 18 septembre 1996 : pour s'en convaincre, il suffit de se reporter aux pages 51, 111, 112, 115, 124 et 125 du texte de l'arrêt en question rendu par la juridiction d'instruction du second degré.
Notes :
23 C.E. 12 juillet 1929, VESIN ; D.P. 1930, 3. 2, note M. WALINE ; C.E. 21
nov 1958, Ville de BRIARE : Lebon, 578 ; C.E. 3 janv. 1975, SCI foncière de
Cannes : De 1976, 7, note M. PETITE. C.E. 22 mai 1981 : D. 1982, M 27, note B.
TOULEMONDE.
24 Le Conseil d'Etat relève l'absence d'identité de parties et de
causes des deux actions successivement engagées : d'une part l'action civile des
victimes contre le condamné ; d'autre part l'action récursoire de celui-ci
contre l'Etat S'y ajoutait d'ailleurs le fait que l'autorité de la chose jugée
au pénal ne s'attache pas aux décisions concernant l'action civile.
25 Il est à noter que les conclusions du commissaire du gouvernement
ne faisaient aucun appel à cette autorité de la chose jugée au pénal.
Mais on sait bien qu'aucune autorité de chose jugée ne s'attache en principe (et heureusement !) aux décisions des juridictions d'instruction. Seules celles rendues par les juridictions du jugement sont revêtues de cette autorité absolue. Or, à la date où le Conseil d'Etat a statué, une seule décision dans l'affaire PAPON appartenait à cette catégorie : l'arrêt de la Cour d'assises de la Gironde du 2 avril 1998 condamnant l'accusé du chef de complicité de crime contre l'humanité : mais cette décision, conformément à la loi alors en vigueur, ne comportait aucune motivation et les "constatations" mises en avant par le Conseil d'Etat lui étaient étrangères.
18 - Aux "constatations" retenues par le Conseil d'Etat dans son arrêt, contrairement à son affirmation, ne s'attachait donc pas l'autorité de la chose jugée au pénal. Celles-ci ne pouvaient, en aucun cas, être considérées comme expression de la vérité. Surtout tirées qu'elles étaient d'un arrêt dont le contenu appelait bien des réserves : la décision avait été rendue au terme d'une procédure entachée d'une irrégularité flagrante. Une regrettable violation de la règle fondamentale, "la plume est serve mais la parole est libre" (art. 33 C. proc. pen.) avait en effet eu lieu : le magistrat du ministère public avait demandé, dans ses réquisitions écrites, le renvoi de Maurice Papon devant la Cour d'assises de la Gironde pour se conformer aux instructions de la Chancellerie, comme il y était légalement tenu. Mais lorsque celle-ci connut son intention de dire à l'audience ses doutes personnels sur le bien-fondé d'un tel renvoi et de conclure à un non-lieu, il lui fut interdit de prendre la parole devant la Chambre d'accusation26.
Cette censure opérée par l'accusation qui n'en sortait pas grandie, était l'aveu de la faiblesse de sa position et de la fragilité de l'instruction : fragilité qui sera démontrée par le fait que la Cour d'assises écartera de nombreuses charges qu'avait retenues l'arrêt de renvoi (notamment s'agissant de la participation de l'accusé à quatre convois de déportation) et surtout les plus graves d'entre elles (celles concernant l'assassinat) – constat prouvant les excès certains de la démarche répressive et tendancieuse qu'avait choisi d'adopter la juridiction d'instruction.
Au regard des principes qui régissent l'autorité de la chose jugée au pénal, le Conseil d'Etat ne peut donc pas être suivi dans la démonstration entreprise pour faire la preuve de l'existence de la faute personnelle détachable du service parce qu'inexcusable qu'aurait commise Maurice Papon.
19 - Une conclusion qui s'impose d'autant plus que ce ne sont pas seulement les principes de la procédure pénale qui se trouvent, en l'espèce, méconnus par le Conseil d'Etat : sa propre jurisprudence a été oubliée.
En effet, l'analyse de ses arrêts admettant que l'autorité de la chose jugée au pénal s'attache aux "constatations" faites par la juridiction répressive et s'impose au juge administratif (supra n° 16) révèle qu'une limite importante a toujours été apportée à la solution : limite résultant de la nécessité de bien distinguer les "constatations" faites par le juge pénal et qui ont un caractère objectif, des "appréciations"' subjectives qui ne sauraient être revêtues d'une autorité quelconque, n'étant que des opinions sans portée juridique27.
Notes :
Or, ce que le Conseil d'Etat présente dans son arrêt du 12 avril 2002 comme des "constatations" ne constitue, en réalité et pour l'essentiel, que des appréciations de la juridiction d'instruction qui s'était montrée, non sans excès (supra n° 18), soucieuse de voir sanctionner le soi-disant "zèle"' odieux qu'aurait déployé Maurice Papon pour appliquer l'exécrable législation antisémite du gouvernement de Vichy : appropriation anormale du service des questions juives ; anticipation sur les instructions des supérieurs hiérarchiques ; volonté de donner toujours plus d'ampleur aux déportations... Sélection habile d'affirmations dévalorisantes dont l'accusation n'avait jamais démontré le bien-fondé.
20 - C'est donc pour une double raison que pèche gravement la démonstration construite par le Conseil d'Etat pour établir l'existence de la faute personnelle inexcusable de Maurice Papon conditionnant la répartition du poids des condamnations civiles entre l'Etat et son agent.
21 - En définitive, au terme de cette réflexion, s'impose l'idée que la pesée des deux fautes à laquelle le Conseil d'Etat a procédé dans son arrêt du 12 avril 2002 est contestable parce que faussée. Sans doute cette décision a-t-elle un immense mérite : celui d'avoir établi, avec un réalisme remarquable, l'existence de la faute de service manifeste née de l'application de la législation antisémite de Vichy par l'administration française de l'époque – une faute de service engageant la responsabilité de l'Etat républicain. Mais la faute personnelle de Maurice Papon, inexcusable et détachable du service, quant à elle, n'a été mise en évidence que par un tour d'illusionnisme qui ne peut tromper que le témoin complaisant.
De toute façon, l'affaire PAPON n'est pas terminée : la condamnation de la France par la Cour européenne des droits de l'Homme, le 25 juillet 200228, qui a jugé contraire aux exigences du procès équitable (art 6.2 C.E.D.H.) le refus de la Chambre criminelle de la Cour de cassation de procéder à l'examen du pourvoi du condamné dirigé contre l'arrêt le déclarant complice de crime contre l'humanité, relance la procédure : l'orientation de celle-ci dépendra de la décision de la Commission de réexamen mise en place récemment par le législateur (art. 626 - 1 à 4, proc. pén.).
On formulera un souhait pour la suite de cette procédure : que les arrêts qui la jalonneront demain, ne viennent pas grossir les rangs de ceux d'hier, trop nombreux, qui, pour satisfaire aux exigences de l'Histoire (on les sait pourtant toujours contingentes) ou à celles de la Mémoire (on ne peut ignorer cependant qu'elles sont souvent sélectives), ont sans cesse apporté des dérogations aux principes juridiques. Des dérogations dont chacune d'elles, une fois tombé le masque des euphémismes, est en réalité, au sens étymologique du terme, une injuria, une injure faite au Droit (in jus)29.
Bordeaux, 10 novembre 2002
Signature
Notes :
28 D. 2002, I.R 2451.
29 Cf notre chronique In fine n° 31 : la définition juridique de la
complicité de crime contre l'humanité au lendemain de l'arrêt de la Chambre
criminelle du 23 janvier 1997 (1). 1997, chron. pp. 249-254).
Cette note a été portée sur ce site INTERNET le 15 octobre 2003. Elle est parue dans le Dalloz 2003 N° 10, avec de très légères modifications..