Jacques Villette :

Pour la réhabilitation de Maurice Papon


Ultime déposition de Maurice Papon au procès de Bordeaux

    "Le monstre froid' qu'on a tenté de vous décrire est touché en plein cœur.

    Ainsi s'achève par la mort tout ce qu'un être aimant peut apporter à un être aimé.

    Albert Camus, l'un des auteurs préférés de la défunte, avait raison de crier au scandale en parlant de la mort. et il advient - c'est ce qu'on appelle le destin - que ce scandale en rencontre un autre...

    Ce procès - ce procès où la disparue était avec moi, présente, dans ce box - et tout ce qui l'a précédé l'ont assassiné à petit feu. Le réquisitoire de vingt ans de réclusion a porté le coup de grâce.

    Elle était une grande Dame, Le Général de Gaulle lui décerna de ses mains la croix de chevalier de la Légion d'honneur, en reconnaissance des aides et assistance qu'elle avait prodiguées avec courage dans les zones opérationnelles de l'Est algérien, alors en pleine rébellion. Au mépris des dangers, elle sauva nombre d'enfants musulmans. Elle poursuivit ce sacerdoce auprès des gardiens de la paix de Paris qu'on a osé calomnier dans le prétoire. Elle en a souffert. Telle fut sa gloire.

    Toute ma carrière durant, et quels que soient les périls, Elle se tint toujours prête à agir, comme un soldat anonyme, à son rang et à sa place, notamment contre les occupants allemands et dans le soutien à la Résistance. La voici aujourd'hui victime expiatoire. Telle aura été sa servitude.

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C'est pourquoi, Monsieur le Président,
Madame et Monsieur les Conseillers,
Monsieur le Premier Juré,
Mesdames et Messieurs les Jurés,

    C'est pourquoi en ces circonstances dramatiques pour moi, je renonce au dessein que j'avais de rappeler comment cette affaire s'est développée, le long d'un chemin semé de traquenards et de chausse-trappes et, d'abord, par le fait d'un pilonnage médiatique sans précédent, dont le contenu était composé de mensonges, d'injures et d'infamies, aux fins d'intoxiquer l'opinion.

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    Les bornes milliaires qui jalonnaient jadis les voies romaines vont marquer aujourd'hui le chemin de mon calvaire : j'en indiquerai quelques-unes unes avant d'aborder, en bref, le faux crime qu'on m'impute dans ce faux procès.

- Citerai-je, à titre d'exemples, les faux éclairages donnés volontairement à la sentence du jury d'honneur.

    Celui-ci, non sans contradiction, prend en compte dès le début, l'appel de Londres engageant fonctionnaires et magistrats à rester à leurs postes et conclut paradoxalement qu'il aurait fallu obéir au faux devoir d'une démission.

    - Ajouterai-je, la déposition de Madame Girardot née Sztaner au cour de laquelle elle a confessé au sujet de sa plainte " Je me souviens que l'on m'a fait signer quelque chose il y a deux ans, je ne suis pas sûre d'avoir signé. Mr Klarsfeld était là..."

    En versant dans le dossier les éléments ramassés dans les égouts médiatiques, on s'est efforcé de construire un "monstre -judiciaire" que personne n'a pu clairement déchiffrer lors de ces débats.

    - Convient-il de dénoncer certaines manipulations jusqu'au sein de l'arrêt de renvoi, par exemple le contre sens volontaire sur la traduction française du mot allemand "ENTJUDUNG" qui signifie élimination de l'influence juive dans l'économie et non élimination physique des juifs, comme on a tenté de le faire croire à la Cour et au Jury.

    - Est-il nécessaire d'évoquer les pressions de toutes sortes exercées sur certaines personnes, notamment Mr Travers, résistant du "réseau Jade-Amicol" qui en a témoigné ici. La plainte déposée par mes soins se heurta à un refus d'informer. Cela en dit long sur les garanties dues au citoyen.

    Uni journaliste fort avisé a parlé d'un arrêt de renvoi en lambeaux. Ces lambeaux, le Ministère public les a ramassés.

    Tout cela illustre qu'avec un texte trafiqué, on tient à merci n'importe quel accusé, pour lui réserver n'importe quel sort.

    - Enfin, dernier épisode que vous devez connaître : on a décidé, au cours de la procédure, l'éviction de l'avocat général en charge du dossier, soupçonné, à tort ou à raison, de s'orienter vers le non-lieu. C'est ce qui s'appelle un procès politique.

    Je clos ce triste chapitre de l'histoire judiciaire française en montrant comment on torture le droit à la recherche d'un crime qui n'a pas été commis et qu'il faut construire de toutes pièces.

    La seule issue et le seul espoir sont dans l'indépendance et le courage de la Cour et du Jury populaire. J'ai cette grâce d'y croire. C'est pourquoi, Monsieur le Président, je suis, ici et maintenant, devant vous.

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    - Avant d'évoquer mon crime, ou plutôt ce pseudo crime ou, plus précisément, la fausse complicité d'un crime non commis – quel étrange mélange entre Sophocle et Marivaux – je me pose une question : POURQUOI MOI ? A l'instar de Joseph K, le héros du procès de Kafka, je m'interroge. D'un coupable désigné, deviendrai-je un symbole nécessaire ? Puisse ce symbole ne pas emprunter les parures d'un mythe et que, trompés par l'apparence, vous jugiez, non point l'homme, mais le mythe, élaboré de longue date et par des mains expertes. Monsieur Le Bâtonnier Rouxel vous a mis en garde à ce sujet.

    - Quant au Ministère public il a prononcé ses réquisitoires comme si le procès n'avait pas eu lieu, comme si tout ce qui a été dit et vu durant six mois n'avait servi à rien.

    Puis-je au moins ne pas désespérer du genre humain quand j'évoque tous ceux qui m'ont apporté leurs témoignages et au premier rang desquels il se trouve les plus hautes autorités morales de la Résistance française, qui n'ont pas pour habitude de prostituer leur honneur.

    - Faute de pouvoir produire les preuves irréfutables de ce crime contre l'humanité ou censé être tel - il a bien fallu construire un "monstre -juridique".

    Le 4 Février dernier, j'ai lancé un défi à Maître Alain Lévy , de produire une seule signature au bas d'une seule déportation. Maître Lévy n'a pu relever ce défi. La seule réponse que j'ai enregistrée dans les plaidoiries des parties civiles est inacceptable en droit et en morale : "on n'a nul besoin de documents probatoires ou de signatures pour établir une cu~pabi1Îté qui résulte d'un ensemble global. "

    Oui c'est juridiquement arbitraire ; c'est moralement condamnable. C'est la négation de la démocratie. C'est la règle du totalitarisme.

    - C'est alors que les poursuivants ont engendré une série d'avortons juridiques qu'ils baptisent de crime collectif, crime de bureau, crime d'intérêt, crime d'indifférence.

    Maître Varaut a fait magistralement justice de ces contorsions juridiques. Il ne me paraît donc pas utile d'ajouter quoique ce soit à ce crime collectif à résonance totalitaire, au crime de bureau à connotation courtelinesque, au crime d'intérêt traduisant un carriérisme qui n'était certes pas de mode entre un Vichy compromettant et une Résistance à bon droit intransigeante, un crime d'indifférence enfin, une sorte de crime d'inhumanité dont le paroxysme est, ni plus ni moins, la démission, lancinant refrain des lâches.

    A la traîne des parties civiles, le Ministère public prend en compte cette théorie de la globalité. Peu importe que manquent les preuves. Peu importe que manquent des signatures. Le vrai manipulateur de la réalité, c'est bien le Ministère public qui jette le droit français aux orties pour satisfaire ses pulsions ou pour obéir aux injonctions d'en haut, comme l'a fait la Cour de Cassation.

    A ce propos, il serait intéressant de savoir pourquoi le réquisitoire a changé de costume. Ce qui était vrai il y a deux ans a cessé d'être vrai aujourd'hui. Quand vous trompez-vous, hier ou aujourd'hui ? Au moins distillez-vous vous-même le doute par vos discours confus et contradictoires.

    Et avec toute l'emphase qui convient, le Ministère public, à propos des consignes données depuis Londres de rester à tout prix à son poste avance que "ce petit esprit" j'ai cru me reconnaître – que "ce petit esprit se couvre du manteau de ce grand homme" – il s'agit sans doute de de Gaulle. Eh bien, figurez-vous que ce grand homme a couvert de son manteau ce petit esprit, pendant 9 années difficiles oui ! 9 années difficiles pour la France et la République.

    Si j'avais conscience de rendre un dernier service à mon pays, je m'offrirais volontiers pour expier les fautes des autres.

    Mais cette exigence idéologique est tellement colorée de haine et d'injustice que j'entends me défendre jusqu'au terme du chemin de croix que je gravis depuis 17 années.

    Pour mon compte, ce que j'ignore, c'est la haine. Ceux qui me connaissent peuvent en témoigner. Vous avez pu constater les sentiments de solidarité qui se sont exprimés ici, en ma faveur, par des témoins de haute lignée, très attentifs à ce que l'on appelle l'honneur, et mieux placés que quiconque pour dire "qui était des leurs" pour reprendre l'expression de Jacques Chaban-Delmas.

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    Dans tous ces scénarios comme tout au long de ce procès étrange, sinon surréaliste, il y a un formidable absent, bien réel pourtant, c'est l'Allemand qui a vaincu – Maître Varaut l'a rappelé - avec son cortège de pressions, de menaces, de peurs, de contrainte, de désespoir et d'horreurs. Les bottes allemandes résonnent encore dans mes oreilles 56 ans après les avoir entendues frapper le sol de leur talon.

    En écoutant certaines plaidoiries et même les réquisitoires, on serait porté à demander : "que fallait-il donc faire ?" Personne ne le dit aujourd'hui, sachant tout ce que nous avons appris et qu'on ignorait il y a un demi siècle. On ne peut interpréter le passé à partir du présent.

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Monsieur le Président,

Madame et Monsieur les Conseillers,

Monsieur le Premier Juré

Mesdames et Messieurs les Jurés,

    Me voici donc, pour la dernière fois, devant vous, Cour et Jury populaire, après six mois d'audience, 15 ans de procédure portant sur des événements vieux de cinquante six années, en l'absence de la plupart des témoins contemporains de ce temps, qui figuraient parmi les premiers résistants de France, dans un procès baptisé "historique" par des responsables qui n'ont point vécu les malheurs de la Patrie.

    - Le constat majeur, c'est la compassion que porte dans le cœur tout être humain à l'égard des victimes du génocide. Quel homme en vérité pourrait résister sans larmes à la pitié qu'inspire et à la commisération que dicte le meurtre prémédité et massif d'une population innocente, éveillée tardivement à son malheur historique. Les victimes et leur mémoire ne sauraient être compromises par les extravagances de ces poursuites bien tardives et par conséquent faussées.

    Restera, en tout état de cause, la piété que nous devons porter à la communauté juive, loin d'ailleurs d'être unanime sur ce procès.

    - Risque par contre de subsister l'injustice criante engendrée par le choix, arbitraire entre tous, d'une victime expiatoire et conjuratoire, âgée à l'époque de 31 ans, qui faisait ses premiers pas administratifs, qui avait perdu en peu de temps son père, son aîné fraternel, Maurice Lévy, son patron politique, François de Tessan, et qui, depuis lors avec patriotisme, a consacré sa vie au service de l'Etat et de la République, comme a bien voulu le rappeler Maître Villemin.

    J'avais choisi en ce temps de rester au service de la Communauté nationale en faisant face à l'occupant : cela valait, en courage, l'exil provisoire des gens fortunés vers les Amérique.

    - l'Administration constituait le seul rempart de la population face à l'occupant. Je le dis avec force et en pleine connaissance de cause, en tant que l'un des survivants de ce temps démentiel. L'administration - comme la police d'ailleurs - face à l'impuissance du pouvoir politique - ou de ce qui en tenait lieu - sauvait ce qui pouvait être sauvé, à l'instar de UGIF.

- Soyez attentifs, je me permets de le souligner, aux conséquences d'une mise en cause abusive de la responsabilité des fonctionnaires et magistrats sur les fonctions de l'Etat. Il ne faudra pas attendre longtemps pour que les charters africains donnent lieu à procès pour crime contre l'humanité, sous le prétexte que les expulsés ont été décimés à leur arrivée dans leur terre. Tout pouvoir de décision et même de gestion risque d'être paralysé, sinon anéanti.

- On conteste les procédures pour noyer les débats et on n'a cessé d'entonner la démission, qui est synonyme de lâcheté et fait de chacun un Ponce Pilate au milieu de la bataille. "Vous devriez savoir que rester à son poste requiert souvent plus de courage que déserter", rappelle Yehudi Menuhin, le plus grand violoniste de ce siècle, juif de surcroît, en s'adressant au juge de Furtwängler, le célèbre chef d'orchestre allemand à qui on reprochait d'avoir dirigé sous le régime des nazis.

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    - Si vous me condamnez, vous condamnez en même temps le crime contre l'humanité, qui vise le "monstre absolu", genre Hitler ou Polpot et bien d'autres.

    Et le réquisitoire du Procureur Général manque son but: peut-il y avoir un criminel contre l'humanité à 15, 30 ou 60 % ? C'est absurde ! Le crime ne peut être tronçonner. C'est tout ou rien.

    Je suis coupable ou innocent

    - Si c'est "tout", ce sera au prix d'une injustice de grande portée qui fera écho, à un siècle d'intervalle, à la faute historique qui a frappé Dreyfus et que la France traîne comme un boulet dans son histoire.

    Sans doute, M. le Procureur général, vous entrerez dans les Annales, mais ce sera par la porte de service.

    A chacun sa dignité : la mienne est de ne jamais céder à la peur. - Si c'est "Rien", il y aura, avec le respect d'une justice retrouvée, le respect du sacrifice des juifs, de leur deuil, de leur mémoire, laquelle n'a nul besoin d'une décision judiciaire pour être reconnue.

    Ou alors, sauver la mémoire au prix d'un injustice, ce serait le pêché capital d'une société qui se flatte de se référer aux droits de l'homme.

    Malgré les pressions que d'aucuns ont tenté d'exercer - et je crois en vain - ne craignez nulle colère, mesdames et messieurs les Jurés. Le secret du vote vous met à l'abri du fanatisme.

    Cette salle, certes, fait partie de la France, mais la France n'est pas tout entière dans cette salle.

    - Mon sort est entre vos mains. Au-delà de mon sort – qui est peu de chose désormais – veillez à ce que la France ne soit pas touchée par votre verdict. Trop nombreux seraient au-delà de nos frontières ceux qui se réjouiraient de l'humiliation infligée à notre patrie d'être alignée sur l'Allemagne nazie dans la responsabilité indélébile du génocide juif. Attention, ce n'est pas un avertissement gratuit. C'est, Maître Zaoui lui-même qui a proclamé que la France a participé à la persécution des juifs. Il a dit en propres termes que "La France a failli à sa mission en abandonnant les juifs". C'est lourd de menace.

    Je laisse André Frossard répondre. Il écrivait, le 17 juillet 1992 : "Il ne peut pas être question d'imputer cette épouvantable ignominie à la France sous prétexte que le crime est perpétué chez elle. La responsabilité collective est contraire au Droit. On ne juge pas son pays."

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    Au moment de voter, évoquez d'un regard, si vous l'avez vu, cet admirable tableau de Rembrandt jetant un trait de lumière sur le bras d'Abraham, prêt à sacrifier son fils unique ; le bras s'arrête à temps. C'est le plus bel éclairage de vérité qu'un grand peintre a pu léguer à la postérité.

Bordeaux, le 1er Avril 1998.